CHAPITRE 8
— J’espère que je dors, murmurai-je. Je l’espère sincèrement.
< Tu ne dors pas. >
— C’est toi ? demandai-je au chat.
< Tu m’entends ? > s’écria Tobias avec stupeur, pour autant qu’on puisse « s’écrier » sans produire le moindre son.
— Oui, répondis-je avec méfiance.
< Je ne savais pas que je pouvais transmettre des pensées, avoua Tobias. Exactement comme l’Andalite. >
— Je suppose que ça ne marche que quand tu es… morphosé.
« Me voilà en train de discuter avec un chat ! » songeai-je. Et je trouvais Tobias fou ? M’avait-il entendu penser ? Je me concentrai.
< Tu m’entends, Tobias ? >
< Oui. Je t’entends. >
— Tu as entendu ce que j’ai pensé avant ? demandai-je.
< Non. Je ne crois pas que ça marche comme ça. Pour que je t’entende, il faut que tu diriges tes pensées vers moi. Hé, regarde ça. >
Tobias bondit soudain en l’air et retomba pile sur une balle de base-ball dédicacée qui traînait dans un coin. Un saut d’un mètre cinquante de longueur au moins.
< C’est formidable ! Allez, agite une ficelle, que je l’attrape. >
— Que j’agite une ficelle ? Pour quoi faire ?
< Parce que c’est drôlement amusant ! >
Je fouillai dans le tiroir de mon bureau et trouvai un bout de ruban provenant d’un cadeau d’anniversaire. Je ne suis pas spécialement ordonné. L’anniversaire en question remontait à deux ans.
— Ça ira ?
Je traînai lentement la ficelle sur le sol, à une quarantaine de centimètres du museau de Tobias. Celui-ci s’accroupit, frétilla de la croupe et bondit. Il atterrit sur le ruban, le saisit avec ses dents pointues, roula sur le dos et entreprit de le lacérer comme si c’était un ennemi féroce.
J’essayai de récupérer la ficelle, mais il bondit à nouveau.
< Ça y est ! Je l’ai eue ! >
— Tobias, qu’est-ce que tu fais ?
< Bouge-la plus vite ! Je la vois ! Je la tiens ! >
— Qu’est-ce qui te prend, Tobias ? criai-je. Tu es en train de jouer avec une ficelle !
Il s’arrêta brusquement. Sa queue fouetta l’air nerveusement. Il leva vers moi des yeux froids de chat, mais je fus convaincu d’y déceler une expression de confusion.
< Je… je ne sais pas, reconnût-il. C’est comme si… comme si j’étais moi tout en étant en même temps Doudou. J’ai envie de courir après des ficelles, et si une vraie souris venait à passer par là, je la chasserais avec plaisir ! Je la suivrais doucement, j’écouterais les battements de son cœur, les grattements de ses petites pattes… J’attendrais le moment propice, et alors le bond parfait, toutes griffes dehors… >, dit-il en tendant ses pattes pour me montrer.
— Tobias, j’ai l’impression que nous sommes en train de découvrir quelque chose, déclarai-je en m'habituant avec une étonnante rapidité à l’idée de parler avec un chat.
< Quoi ? Qu’est-ce qu’on découvre ? >
— Je crois que tu n’es pas seulement Tobias. Tu es véritablement un chat. Je veux dire que tu en possèdes tous les instincts. Tu voudrais faire tout ce que fait un chat.
< Oui. Je le sens. Comme si j’étais deux êtres différents fusionnés en un seul. Je peux penser à la fois en homme et en chat. >
— Vaudrait mieux que tu reprennes ta vraie forme, dis-je.
Il hocha la tête. Un spectacle surprenant, croyez-moi : un chat acquiesçant gravement, posément.
< Tu as raison. >
Le retour à la forme humaine fut au moins aussi étrange que la transformation en chat. La fourrure disparut en découvrant des plaques roses de peau nue, un nez surgit du faciès aplati de félin, et la queue fut avalée comme un serpent dans un aspirateur.
Tobias se dandinait, l’air gêné. Il enfila rapidement ses vêtements.
— Avec de l’entraînement, nous trouverons peut-être un moyen pour reprendre notre aspect tout habillés.
— Nous ?
Il retrouva son gentil sourire.
— Tu ne piges donc pas, Jake ? Si moi je peux le faire, tu le peux aussi.
Je secouai la tête.
— Je ne crois pas, Tobias.
Brusquement, il se mit en colère. Il m’empoigna par les épaules et me secoua comme un prunier.
— Tu ne comprends donc rien, Jake ? tout est vrai. Absolument tout.
Je le repoussai. Je ne voulais pas l’écouter. Mais il insista.
— Tout cela est réel, Jake. L’Andalite nous a donné ce pouvoir dans un but précis.
— Tant mieux, rétorquai-je. Utilise-le, toi.
— J’y compte bien. Mais nous aurons besoin de toi, Jake. Surtout de toi.
— Pourquoi moi ?
Il hésita.
— Écoute, Jake, tu ne comprends rien ou quoi ? Je connais mes limites. Je suis incapable de concevoir un plan et d’indiquer à chacun ce qu’il doit faire. Le chef, ce n’est pas moi, c’est toi.
J’éclatai de rire.
— Je ne suis le chef de personne.
Il se contenta de me regarder avec ses yeux graves, troublés… des yeux que je ne vois plus maintenant que dans ma mémoire.
— Oui, Jake, c’est toi notre chef. Celui qui peut nous unir et nous aider à vaincre les Contrôleurs. Nous avons le pouvoir de devenir beaucoup plus forts que nous ne le sommes, d’acquérir la ruse du chat, la vue de l’aigle, l’odorat du chien, la rapidité du cheval ou du guépard. Nous aurons besoin de tout cela si nous voulons avoir une chance de tenir tête aux Contrôleurs.
Je ne voulais pas que ce soit vrai, que rien de tout cela ne soit vrai. Mais je savais que ça l’était.
Je hochai lentement la tête. J’avais l’impression d’accepter quelque chose d’effroyable. Comme si j’étais volontaire pour aller chez le dentiste, ou pire. Comme si un fardeau d’un millier de tonnes venait de s’abattre sur mes épaules.
Je compris ce qu’il me restait à faire.
— Bon, bougonnai-je. J’ai l’impression que je ferais bien d’aller chercher Homer.
Homer, c’est mon chien.